Cicatrice
Quelques jours ont filé. Elle est toujours là, tous les matins, aussi belle, même si elle semble plus perdue qu'auparavant. Je l'observe, toujours. Je n'ai rien fait. Une solitude lourde m'a envahit. Même plus mon fidèle Edouard. Tout le monde, les gens, me semblent si loin. J'ai parfois l'impression de perdre pied avec la réalité, de ne plus faire partie du monde des autres. Et cette obsession que j'entretiens quotidiennement ne fait que renforcer encore cette impression de décalage dans ma vie. J'ai de plus en plus de mal à trouver ma place. Et plus le temps passe, plus cette fille qui est pourtant bien réelle me semble inaccessible, comme faisant partie d'un autre univers.
Jeudi matin, une élève a su me toucher, me perturber, me sortir de cette folie ordinaire le temps d'un coup d'oeil. A la fin d'un cours, elle vient me montrer sa copie, me disant que certains points de ma correction n'étaient pas clairs. Elle se penche sur mon bureau pour accorder son regard au mien, sur sa copie. Amélia a dix huit ans et sait se faire discrète et intelligente. Mais ce jour là, je ne l'ai pas vue de la même façon. Quand elle s'est penchée, son pull s'est entrebaillé sur une poitrine jeune et fraîche. Je n'ai pu empêché un coup d'oeil. Aucune perversion, ni pour moi, ni pour elle, et ce n'est pas cela qui m'a touché. C'est que j'ai découvert une longue cicatrice, en relief, rose sur une peau halée, partant de la naissance de ses seins jusqu'à la base de son cou. Elle a vu mon regard et s'est redressée immédiatement. Nous étions tous les deux gênés. Elle m'a juste dit "je sais, c'est laid", a embarqué sa copie et est sortie.
J'étais ému. Parce que pour une fois, il n'y avait pas dans son regard cette petite lueur d'allumeuse qu'ont en général mes élèves quand elles viennent me voir. Parce qu'elle était si maladroite, et moi avec. Parce que j'ai vu de la douleur en elle, qui contrastait avec toute cette assurance qu'ont ici les demoiselles.