Le 13 mai, un vendredi, je quittais le lycée où je travaille, avec des papillons dans le coeur (elle m'avait vu) et des paquets de copies dans les bras (trois examens dans la journée){Zeugma}. Je me rendais vers la gare de C. pour y prendre le dernier train de la semaine, beaucoup auraient eu en eux le soulagement de cette semaine de travail qui s'achève, la jubilation d'être en week-end. Bien sur, moi, j'avais le petit pincement du vendredi soir. Il me fallait attendre deux jours pour la revoir. Puis mes week-ends sont si creux qu'ils ne provoquent en moi aucune euphorie. J'avais fait quelques pas en dehors de la cour du lycée. Quelques pas qui m'avaient déposé sur la route que j'étais en train de traverser. Dans ma tête, ses yeux. Ses yeux toujours au moment où cette voiture a percuté de plein fouet mes jambes. Je les ai senties se plier, mais je n'ai senti que ça. Se plier, mais pas dans le sens normal. La dernière image floue devant mes yeux ce jour là, c'est cet attroupement autour de moi, les yeux d'Odette pleins de larmes et d'horreur, ma tête qui roule sur le côté et voit sur plusieurs dizaines de mètres des copies, feuilles blanches qui roulent sur le bitume.
Quelques heures plus tard, je me suis réveillé. Deux jambes blanches et énormes suspendues au-dessus de moi: les miennes, ridicules. Une douleur au crâne comme jamais, qui me permet à peine d'ouvrir les yeux. Près de moi, Odette et Victor qui chuchotent. Elle parle de mes parents. Ses traits sont tirés. J'ai compris très lentement ce qui s'était passé, j'ai cummulé les indices au fur et à mesure. Aucun souvenir des détails. Il paraît que j'étais sur le passage piéton quand ce type avec sa BM est arrivée dans le virage. Il se trouve que comme c'est une priorité à droite, Monsieur se sentait très prioritaire et n'a pas jugé utile de ralentir, pas même pour le pauvre con qui marchait sur les bandes blanches quelques mètres plus loin. Un groupe d'élèves qui fumait des clopes devant le bahut a vu la scène. Ils ont vu l'arrivée du type, que moi je n'ai pas eu le temps de voir. D'après eux, ses pneus ont crissé dans le virage tellement il allait vite. Certains d'entre eux n'ont pu dormir pendant plusieurs jours en pensant à la force de l'impact et à la façon dont mon corps s'est plié (dixit Odette bien plus tard).
Je suis resté plusieurs semaines sur ce lit d'hôpital, amorphe car bourré de médocs, avec cette crainte que peut-être je ne marcherais plus comme avant. Je suis rentré hier. Il faut que je ré-apprenne à marcher, il faut que je range ma tête aussi que je revois mes priorités.