"Ecroulade..."
Depuis quelques jours, il fait bon, comme un printemps. Cette douceur m'aide à me cacher un peu derrière ma honte. Je n'ai rien fait. Après deux semaines de brouillard, je l'ai retrouvée, plus belle que jamais, ses longs cheveux entortillés derrière sa tête avec un crayon rouge, presque souriante, avec une liberté dans les yeux que je ne lui connaissais pas. Encore plus belle. J'avais attendu ce moment chaque seconde pendant deux semaines, et j'avais fini par me croire courageux. J'y croyais vraiment. Mais elle avait changé. J'ai eu peur. Non, je ne me cherche pas d'excuse, je suis assez honteux comme ça. Je me suis senti terriblement faible, comme si je ne ME tenais pas ma promesse. Mais elle m'intimidait plus que jamais. J'étais resté sur l'image que je connaissais: cette fille habitée par une mélancolie qui la rendait fragile. Je pensais l'avoir apprivoisée. Mais voilà. Elle a changé. Quelque chose lui est arrivé. J'étais tellement intrigué que le temps du trajet est passé encore plus vite que d'habitude. Et ce lundi matin, quand il a fallu descendre du train, je ne suis pas descendu. Mais cette fois, j'avais vraiment cours. Pas à onze heures. A huit heures.
Je l'ai suivi, l'arrêt suivant quand elle est desendue, les mains moites, en me disant que je devais lui parler, que mes cours n'avaient plus d'importance, que je ne continuerai pas tant que je ne lui aurais rien dit. Elle n'a pas traversé le hall, elle est allée droit vers le buffet de la gare. La lourde porte battante en bois a vascillé un moment derrière elle avant que je ne me décide à la pousser à mon tour. Quand je suis entré, ma tête tournait et le nuage de fumée de l'endroit m'a empêché de la voir immédiatement. Elle était là, plus souriante encore que dans le train, assise à une table ronde, en train de discuter avec un jeune homme. Je me suis assise à l'autre bout de la salle, dépité, vidé, par cette présence que je n'attendais pas une seconde, par tout ce qu'elle pouvait engendrer et par le fait que je ne pouvais donc pas lui parler. L'homme en question avait la peau hâlée, des yeux clairs et semblait très proche d'elle. Ils ont d'abord échangé des banalités, je le voyais sur leurs visages, à leurs expressions. Puis il lui a pris la main (coup de poignard en plein coeur (oui, cette fois, j'en suis sure, je suis amoureux)) et a adopté un regard très solennel. Il lui a dit quelque chose. Sa phrase n'a pas duré très longtemps. Puis elle a eu l'air plus joyeux encore, il y a eu comme un éclatement de joie qui a percutté tous les murs de la salle, même s'il n'était pas sonore.
Une jeune fille plutôt laide et froide est venue me demander si je voulais commander quelque chose. Je ne lui ai pas répondu, je me suis levé, je suis parti... Je me suis senti trahi, con, honteux, ridicule... VIDE. J'ai attendu sur le quai de la gare le train qui me ramènerait à ma réalité, triste réalité, au lycée, avec sans doute du retard (je me souviens avoir dit, bêtement, que j'avais raté mon train). Ma semaine a été d'une tristesse et d'une monotonie sans égal. J'ai eu cette impression de faire un bond en arrière de quelques mois, dans cette grisaille qui était mienne avant son apparition. Puis je n'ai plus voulu prendre le train, je n'ai plus voulu la voir, j'ai voulu cacher ce mal et cette honte... Un de mes voisins se rend chaque matin dans la ville où j'enseigne, je lui ai demandé s'il pouvait m'emmener, sans plus lui donner de précisions.
Je n'arrive pas à me faire à ça. Il y a deux éléments. Le premier: le fait que je n'ai pas été capable de lui parler, de lui DIRE. Le deuxième: cette éventualité qu'il y ait lui dans sa vie, avec toute la joie qui semble graviter autour d'eux, et moi, sur la touche, même pire, puisque je n'ai jamais existé. D'ailleurs rien n'existe plus. Mes cours, mes collègues, mes amis... Même plus cette conne d'Anna qui me harcèle de textos et de messages. Je ne veux plus voir personne, c'est le mur d'espoir que j'ai construit comme un pauvre con avec mes petites mains qui vient de se casser la gueule, bien fait pour moi...